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Juillet 25, 2002
Haku Michigami - Judoka
Geesink, c'était comme une bouteille de bière
J'appréciais énormément le sérieux de son caractère, et je le fis s'endurcir sans merci
Devant sa victoire aux Jeux Olympiques de Tokyo, mes sentiments étaient mitigés


Michigami (centre) observe attentivement le deroulement du match d'Anton Geesink aux Olympiades de Tokyo
Promu dès 1955 au plus haut rang de conseiller technique de la Fédération Hollandaise de Judo. Parmi ses disciples se trouvait alors celui qui allait dans la suite imposer sa loi et mettre le monde du judo japonais en état de choc : Anton Geesink.
J'enseignais bien en Hollande, mais ce n'était tout de même qu'au rythme d'un voyage tous les deux mois. D'abord parce que je continuais d'enseigner en France. Et c'est ainsi que me vint l'idée de façonner un judoka modèle.
Ainsi, me dis-je, il suffirait aux autres de l'imiter pendant que je serais absent. Mon choix se fixa sur un jeune de 1,98m, 82 kg, une tête et un cou interminables sur un corps frêle et élancé. Je trouvais qu'il ressemblait à une bouteille de bière. Ainsi se présentait Anton Geesink à vingt ans. Ce qui m'avait frappé chez lui c'était le sérieux de son caractère. C'est que, en fait, je n'en voyais pas d'autre qui pût servir mon dessein.
Les Hollandais sont connus pour être un peuple sérieux, appliqué et travailleur, mais sur ce point, il battait ses compatriotes d'une bonne longueur. Lui commandait-on de courir, il courait trois fois plus que les autres. Si vous ne lui disiez pas d'arrêter ses "uchikomi", il aurait continué toute la nuit. A ce régime, son cou et son corps minces ne tardèrent pas à s'épaissir.
Certains épisodes sont révélateurs de son tempérament. Son domicile étant à trente kilomètres du centre d'entraînement qui se trouvait à Amsterdam, il arriva que sa voiture tombât en panne. Or, en Hollande, le règlement interdit aux retardataires de monter sur les tatamis. Ne faisant ni une ni deux, il abandonna son véhicule inutile sur le bord de la route, courut chercher sa bicyclette chez lui et pédala à toutes jambes jusqu'au centre d'entraînement.
"Ne monte pas sur le tatami!" aboya l'entraîneur hollandais en regardant sa montre. Apprenant la cause de son retard, je m'interposai et lui permis de fouler les tatamis. Bref, il était toujours comme cela. Il faisait toujours tout "à plein collier", si bien que sa technique ne pouvait pas ne pas faire des progrès fulgurants.
Tous les gens des sphères du judo hollandais étaient farouchement opposés à cette formation de privilégié surdoué. Il faut dire qu'a l'époque la Hollande conservait pas mal de vestiges de la conscience de classes, et que Anton Geesink étant ouvrier du bâtiment, son père débardeur sur les canaux, il appartenait à la "basse classe" me représentait-on. Voilà bien une chose que je ne pouvais absolument pas admettre. "Bon alors si vous n'entrez pas dans mes vues, rétorquais-je à leurs objections, je ne viens plus. Point!" Mes menaces eurent finalement raison de leurs réticences. Et ce fut ainsi qu'il me fut donné de soumettre tout à loisir Anton Geesink à un entraînement féroce et qu'il devint ce judoka qui ignorait la défaite.

En 1961 Anton Geesink remporte le Troisième Championnat Mondial (Paris). En 1964, il remporte également en "ippongachi" toutes les rencontres toutes catégories, arrachant pour la première fois sa suprématie au Japon, sanctuaire jusque-là inviolé du judo.

A dire vrai, mon sentiment était assez mitigé. Car ce qui m'avait incité à former des judokas à l'étranger ce n'était certes pas pour leur faire rafler des titres, que ce fût dans les championnats mondiaux ou aux Jeux Olympiques.
Si je m'étais transporté au-delà des mers c'était animé du désir de faire saisir aux gens l'esprit de l'authentique bushidô, l'idéal chevaleresque du Japon des temps anciens. Mon intention n'était certes pas de tremper des champions qui allassent plonger le monde du judo japonais dans le chaos.
Par certains aspects, le caractère d'Anton Geesink manquait parfois d'énergie. Ainsi, pour les Jeux Olympiques de Tokyo j'avais emmené une centaine de judokas français à qui je faisais visiter la ville de Kamakura (ville historique à 50 km de Tokyo) et dormir dans les temples, car mon intention première était de regarder le match à la télévision.
Et ne voila-t-il pas que Anton Geesink me fit savoir, par l'entremise d'un tiers, qu'il était inquiet et souhaitait que j'assiste à son match. Je me précipitai donc dans la salle où avait lieu la rencontre et j'eus ainsi tout le loisir d'en observer le déroulement de tout près.
Par contre ce qui me fit énormément plaisir, ce fut l'attitude d'Anton Geesink après qu'un "kesakatame" eut signé sa victoire décisive sur Kaminaga (Akio) dans la rencontre finale. Retenant d'un geste les Hollandais délirants de joie qui voulaient monter sur le tatami, il salua profondément Kaminaga, son adversaire d'il y a un instant, le Prince Héritier et la Princesse, la Reine de Hollande, et quitta dignement la salle.
Car ce dont je venais d'être témoin n'était ni plus ni moins qu'une sobre, mais combien éloquente, manifestation de cet esprit du bushidô (idéal chevaleresque du Japon) dont je m'étais toujours fait l'inlassable missionnaire. Et je pense que tous ceux à qui il fut donné d'assister à cette scène durent trouver qu'ils se trouvaient devant un fier judoka.
Propos recueillis par Kazunori Iwamoto, Section Sportive