 Fondée
par la Dai Nihon Butoku-kai (Association des Vertus Militaires
du Grand Empire du Soleil Levant), l'Ecole Busen de Kyoto
était la seule école du Japon spécialisée
dans la formation aux arts martiaux. Pour mon premier examen
d'entrée je commençai par échouer sur
la visite médicale. Les traces d'une intervention
chirurgicale pratiquée à la suite d'une pleurésie
contractée dans mon jeune âge ne plurent pas
au médecin. Je m'inscrivis à l'Université
Ritsumeikan et l'année suivante, je réussis
tout de même à me faire accepter à l'Ecole
Busen.
 Les
horaires aménagés de Busen consacraient la
matinée à l'étude des matières
générales et les après-midi à
la pratique des arts martiaux. Les jours où il fallait
"pilonner mille fois une prise" n'étaient point rares.
Lorsque l'entraînement était terminé,
il fallait grimper le Mont Yoshida qui se trouvait derrière
l'école. Là on passait une ceinture aux grands
arbres, un cryptomère ou un pin bien solide, pour
lui asséner à toute volée et à
répétition tout le répertoire des prises.
Ca, c'était pour apprendre l'endurance, se tremper
des reins d'acier. Je me souviens qu'on n'arrêtait
pas avant qu'il fit nuit noire (N.d.T. : au Japon, la nuit
tombe heureusement beaucoup plus tôt qu'en France.)
 A
notre époque, on ne connaissait pas les catégories.
On ne choisissait pas son adversaire et il fallait déployer
d'autant plus de technique qu'il était grand et terrible.
Dans un cas pareil, il tombait sous le sens qu'il fallait
tout essayer, à gauche, à droite, en avant,
en arrierè... ce qu'on appelait "l'assaut tous azimuts".
On appliquait des prises qui correspondent au mieux à
la taille, poids longueur de bras et de jambes et centre
de gravité de l'adversaire. Mais pour acquérir
la maîtrise de ces procédés, il n'y
avait qu'un moyen, s'exercer dans la répétition
inlassable des mouvements.
 C'est
ce que j'appelai moi "action-réaction" (en francais/anglais
dans le texte) et j'en fis d'ailleurs le thème central
de mon enseignement à l'étranger. Et à
ce titre, l'on peut dire que le judo est tout en finesse,
beaucoup plus difficile que le piano, par exemple. Le pianiste
s'escrime contre des touches immobiles de son clavier, alors
que le judoka a en face de lui un adversaire qui se remue
et réagit, en principe, avec la même sagacité
et promptitude que lui. Or c'est justement parce qu'il bouge,
qu'il fait naître lui-même l'instant où
on pourra le jeter en utilisant la force de réaction
ainsi produite. C'est ce que m'ont appris mes quatre années
d'études à l'Ecole Busen.
La guerre finie, le Quartier Général
des Forces Alliées abolit d'un trait de plume le
Butoku-kai et l'Ecole Busen. Le Judo Japonais allait désormais
se développer dans la mouvance du Kôdôkan.
 Le
Butoku-kai (Dai Nihon Butoku-kai, ou Association des Vertus
Militaires du Grand Empire du Soleil Levant) était
une véritable pépinière de gens qui
tous auraient pu être montés en vivants exemples
de l'âme patriotique du Japon. Etait-ce là
la raison pour laquelle on les considérait comme
un danger? Je crois vraiment que si cette association avait
pu continuer d'exister, le judo serait quelque chose de
bien différent, tant sur le plan de la technique
que sur celui de l'esprit, de ce qu'il est devenu aujourd'hui.
 Les
gens du Butoku-kai étaient tous sans exception des
individus qui avaient porté la pratique de leur judo
jusqu'aux plus hauts sommets. Sans doute devait-il bien
exister de pareils hommes au sein du Kôdôkan,
mais dans l'ensemble, on rencontrait chez les cadres instructeurs
de gens qui ressortissaient davantage au type du chercheur
ou du gérant d'entreprise. Jigorô Kanô,
son fondateur n'en était pas moins un philosophe
d'envergure et je pense bien qu'il avait dû parfaitement
comprendre combien en judo était important le rôle
des praticiens.
 A
l'Ecole Busen, lorsqu'on parvenait en quatrième année,
on accomplissait un voyage dit "d'austérités
formatives du guerrier"(Musha Shûgyô no Tabi)
. D'année en année, ce voyage avait des destinations
diverses, on se rendait ainsi à Taïwan (alors
colonie japonaise, de 1895 à 1945), en Mandchourie
(aujourd'hui Chine du Nord-Est, dans la mouvance japonaise
de 1931 à 1945), quant à ma promotion, ce
fut simplement un périple du Japon.
Le maître Kanô, que je rencontrai lorsque je
montai à la Capitale nous tint ce langage : "Vous
étes des spécialistes du judo. Je voudrais
que vous déployiez aux yeux du monde ses techniques
et son esprit."
 Ces
paroles se gravèrent dans mon coeur, à telle
enseigne que même lorsque je me fus installé
en France, je ne devais jamais les oublier. Or donc, revenu
brièvement au Japon en 1961, j'avais sollicité
une entrevue avec le Directeur du Kôdôkan de
l'époque, Risei Kanô pour discuter avec lui
de l'orientation que devait prendre le monde du judo dans
les années à venir. Il s'agissait d'un problème
attenant à une divergence de pensée prévalant
au Japon et en Europe à propos de questions comme
les passages de dan.
 L'entrevue
qui me fut finalement accordée à ma troisième
requête ne durerait pas plus de vingt minutes. Vingt
minutes? Mais c'était tout juste le temps d'échanger
des salutations. Avant d'entrer dans le vif du sujet, le
Directeur m'annonça qu'il se sentait un peu las aujourd'hui,
mais que de toute manière il aurait l'occasion de
me rencontrer en France où il devait bientôt
se rendre. Et finalement, cet engagement également,
il ne lui fut pas possible de le tenir.
 Plus
tard, il me fut répété que le Directeur
Kanô en question aurait dit à quelqu'un de
son entourage "... qu'il n'y avait pas lieu d'avoir une
entrevue". Mieux encore, je devais également apprendre
qu'il avait déclaré que "... Michigami n'avait
absolument rien à voir avec le Kôdôkan!",
et qu'il avait même fortement conseillé à
l'Association Hollandaise du Judo de rompre avec moi, qui
était tout de même son Conseiller technique
le plus haut.
 En
désespoir de cause, j'écrivis donc dans la
revue Bungei Shuju en 1963, c'est-à-dire l'année
avant les Jeux Olympiques de Tokyo, un article intitule
" Manifeste Explosif contre le Judo du Kôdôkan".
Mon intention étant de faire retentir la cloche d'alarme
afin de préserver le judo traditionnel et ses nobles
valeurs, j'y exposais entre autre la nécessité
de procéder à des réformes dans l'organisation.
Mais ma voix ne fut pas entendue. Et c'est depuis ce jour
que je n'ai plus eu le moindre échange avec le Kôdôkan.
Je trouve cela fort regrettable, mais qu'y puis-je?
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