Juillet 22, 2002
Haku Michigami - Judoka
Un demi-siècle basé en France
Son enseignement propagea à l'étranger l'âme du bushidô (le noble idéal chevaleresque du Japon antique)
Il n'aura pas de termes assez durs pour fustiger la dégradation du judo d'après-guerre.

Quarante-neuf ans d'enseignement du judo à l'étranger. Basé sur son dôjô bordelais, son activité s'étend sur trente-six pays et régions. Si Haku Michigami est le judoka classé neuvième dan, qui fêtera ses quatre-vingt-dix ans en octobre prochain, il est aussi le missionnaire qui s'est donné pour tâche de propager dans le monde le noble esprit du guerrier antique.
En juin 1953 un appel de mon vénéré maître Tamio Kurihara à la ci-devant Ecole d'Enseignement des Arts Martiaux de Kyoto (Dai-Nihon Budô Semmon Gakkô, en abrégé : Busen, qui était la seule école du Japon spécialisée dans la formation d'éducateurs en arts martiaux) m'annonçait la nouvelle : "Le Président Bonemori de la Fédération française de Judo est au Japon, il cherche un bon instructeur de judo, je t'ai chaudement recommandé."
Une demande similaire émanait également des Etats-Unis, mais pour les gens de notre génération, il n'était pas question de faire une entorse à la règle de conduite absolue qui voulait que "...le disciple suivît à trois pieds de distance le maître dans ses déplacements et sans marcher sur son ombre!"
J'acceptai donc les conditions qui n'étaient guère brillantes : "Contrat d'un an, sans rémunération, mais avec billet d'avion aller-retour."
Va donc pour la France, en juillet prochain! Le Japon avait perdu la guerre, mais n'était certes pas vaincu sur le plan spirituel. On a beau être petit, cela n'empêche nullement de terrasser un adversaire de grande taille. Telle est l'essence de l'Ame Japonaise. Je me transportai donc outre-mer avec l'intention de montrer ce qu'était l'esprit du bushidô, le noble idéal chevaleresque du Japon!
Tous les discours au monde seraient incapables d'enseigner le judo. Si on ne montre pas l'exemple de son propre corps, les gens ne suivent pas. Du temps que j'étais professeur assistant à l'Université de l'Institut Tôa Dôbun Shoin (N.d.T. : Institut d'Etudes et d'Amitié des Cultures Communes Sino-Japonaises, fondé dès l'époque Meiji sur la communauté de la culture de ces deux pays, pour la protection du territoire chinois et contre les empiétements des puissances occidentales ; échanges culturels, et d'étudiants à l'Université de Aichi, etc.; dissout en 1946) à Shanghai, je prenais des leçons auprès d'un Anglais, ce qui me permettait de me débrouiller plus ou moins dans cette langue, et pour le reste je confiais aux gestes ce que je ne pouvais exprimer par des mots.
Ainsi, je me rappelais que j'utilisais souvent l'expression anglaise "Like that..." illustrée d'un geste ad hoc, lorsque je me trouvais à cours de vocabulaire. On m'indiqua aussitôt qu'en français la même expression se disait "Comme ça..." Et c'est ainsi qu'à force de dispenser mon enseignement par l'exemple de mon corps en émaillant mes gestes de "Comme ça!" répétés sur tous les tons, les disciples me baptisèrent le "Prof-Comme-Ca".

Sur l'insistance de mes "employeurs", ce séjour d'un an stipulé sur mon contrat semblait devoir se prolonger indéfiniment.

Moi qui faisais soixante-dix-huit kilos pour mon mètre soixante-treize en arrivant en France, étais-ce le climat, ou la nourriture qui ne me convenaient guère? Toujours est-il que je maigrissais à vue d'oeil pour bientôt me trouver à soixante-six kilos. Lorsque l'année touchait à sa fin, le Président Bonemori me pria de demeurer encore quelque temps. Moi, cela ne m'arrangeait pas trop, mais d'autre part, comme il était indéniable que bien enseigner le judo exigeait tout de meme un peu plus d'un an, je pris le parti de prolonger mon séjour.
Or, en 1955, les judokas hollandais vinrent nous voir par deux fois, et ils me demandèrent eux aussi de venir en Hollande. On m'ouvrit donc un cours là-bas pour lequel je fis la navette je ne sais plus combien de fois par an. Parmi ces Hollandais se trouvait un certain Anton Geesink qui allait devenir le grand champion des Jeux Olympiques de Tokyo. Tout se passait finalement comme si j'étais en train de m'installer définitivement à l'étranger, car les pays où j'allais désormais enseigner ne se limitaient plus à l'Europe, on me demandait en Afrique et jusqu'en Amérique du Sud.
Il y a trois ans, j'enseignais encore en tenue, malheureusement tout cela a fini par me mettre les genoux à mal, et me voilà contraint désormais à me tenir au bord des tatamis me bornant à voir si les instructeurs font bien leur travail. Mais attention! Si on ne fait pas preuve d'une technique portée à la perfection, je lance immédiatement un rappel à l'ordre cinglant!

En même temps que le judo s'est internationalisé, toutes les rencontres importantes ont adopté un classement par catégories de poids. On a tout subdivisé, avec des subtilités infinies de points, de "kôka" (3 points), "yûkô" (5 points), "waza -ari" (7 points), et tout à l'avenant. Je crois que je n'aurai jamais de mots assez durs pour qualifier cette dégradation du judo.

Tous ces "shidô"(orientation) et ces "chûi" (avertissements), ne me disent rien de bon. Arriver à gagner une rencontre sans même appliquer de prise, je trouve tout de même que cela s'écarte par trop de l'essence du judo. Du temps où j'étais à Busen (Ecole d'Enseignement des Arts Martiaux de Kyoto), il était évident qu'il fallait marquer son point, et il me ressouvient avoir disputé des rencontres où il fallait même marquer ses deux points pour arracher une victoire.
Après la Guerre, on s'est mis à fabriquer de la réglementation au rythme de l'Europe. Il faut dire que dans ce domaine les cadres dirigeants du monde du judo japonais ont singulièrement manqué d'initiative. On va dans une direction où c'est l'Europe qui conquiert l'hégémonie du judo dans le monde, tandis que le judo traditionnel se trouve mis au rancart.
Ce que je dis là, moi qui ai toujours enseigné à l'étranger, peut paraître bizarre, mais je ne laisse pas d'avoir cette impression.
Propos recueillis par Kazunori Iwamoto, Section Sportive