 Mes
relations avec la Fédération Hollandaise de Judo remontent
à un beau jour de printemps 1955 (alors que je n'étais pas
depuis deux ans en Europe) lorsque le Président Bonnet-Maury de
la Fédération Française de Judo (il occupe actuellement
le poste de Secrétaire Général de la Fédération
Internationale de Judo) me pria à brûle pourpoint de bien
vouloir entraîner l'équipe hollandaise "...cette après-midi
même!" me fut-il même précisé. Dans un premier
temps, je ne me sentis pas la moindre envie d'obtempérer à
cette injonction aussi soudaine qui m'était faite, d'autant plus
que les séances régulières d'entraînement étaient
assez fatigantes. Je fis part le plus sobrement possible de mon désaccord
de principe, mais j'avais beau refuser, mes Hollandais ne voulaient pas
en démordre : "Une seule fois seulement, s'il-vous-plaît!"
insistaient-ils. Le Président Bonnet-Maury était bien embarrassé,
ce qui ne faisait qu'accroître ma perplexité. Que faire?
Et puis je finis par céder, de mauvaise grâce, est-il besoin
de le dire, à la condition que la séance ne se prolongeât
pas plus de deux heures. Si le proverbe enseigne bien que "rien n'est
plus étrange et original que les relations entre époux",
mes relations avec les Hollandais le sont davantage encore, car ces deux
petites heures se poursuivent aujourd'hui encore. Qui aurait jamais pu
imaginer que j'allais devenir ainsi lié aux destinées de
la Fédération Hollandaise de Judo?
 Ce
fut peu après avoir commencé la séance d'entraînement
que je remarquai parmi les judokas un ouvrier du bâtiment très
grand, à la très mauvaise mine, mais qui devait faire ses
85 kilos. En fait de technique, il n'avait rien de fameux, car tout ce
qu'il savait déveopper c'était un uchimata vraiment
pas fracassant, et il ne paraissait d'ailleurs connaître rien d'autre
que son uchimata. Cependant, il m'apparut comme un bon jeune homme
(il avait vingt ans alors) au caractère plein de droiture et susceptible
de progresser rapidement pour peu qu'il reçût un bon enseignement.
Il avait pour nom Anton Geesink.
 Pour
un grand gaillard pareil, il paraissait horriblement timide - irais-je
jusqu'à dire qu'il était complexé, je ne sais, toujours
est-il que vis-à-vis de moi qui étais Japonais il se montrait
particulièrement gêné et horriblement mal à l'aise.
Je décidai d'y mettre du mien et de faire en sorte qu'il pût
m'affronter sans difficulté. Peine perdue, à peine se trouvait-il
devant moi que tout son visage se figeait dans une expression de tension
effroyable qui me le faisait trouver plutôt difficile à manier.
Sujet d'autant plus difficile que je me rendis rapidement compte que sa
cote était au plus bas parmi les instructeurs hollandais. Car tous
s'accordaient pour trouver, avec une nette nuance de mépris : "...qu'avec
lui c'était de toute façon la force qui primait (un ouvrier
du bâtiment, pensez!) et qu'il ne faisait pas du judo mais du gôdô".
(Jeu de mot : le judo est la voie de la souplesse, mais avec lui c'est
le gôdô, ou la "voie de la dureté.") Je me pris
à méditer le problème.Tout d'abord, il fallait augmenter
la population de judokas hollandais. Et pour ce faire, il était
indispensable de façonner d'abord un parangon de judoka hors pair
qui fût particulièrement invincible. Je tenais donc là
mon candidat héros, j'avais jeté mon dévolu sur Anton
Geesink qui me paraissait taillé pour ce rôle.
 J'entrepris
donc de persuader tous les instructeurs qui disaient pis que pendre de
mon Anton Geesink afin qu'ils assemblassent leurs forces pour élever
de concert un champion d'une mouture exceptionnelle. Sans doute dus-je
me montrer particulièrement persuasif car tout le monde se rallia
incontinent à mon avis et coopéra à la fabrication d'un
super champion. |